Il faut commencer par le début: un conditionnel à plusieurs valeurs modales
Le conditionnel, qui aujourd’hui n’est plus considéré comme un mode verbal à part (comme le sont encore l’indicatif, l’impératif, le subjonctif et l’infinitif) mais plutôt comme un temps parmi d’autres du mode indicatif, n’en reste pas moins polyfacétique (présente toujours plusieurs facettes, reste toujours trés varié) dans son emploi, notamment à cause de la diversité de valeurs modales qu’il peut exprimer:
- l’incertitude: rapporter une information dont on ne peut pas (encore) et on se garde prudemment d’affirmer la certitude;
- la politesse: faire une demande polie, atténuer (rendre moins direct) un conseil ou un ordre;
- la concession: ajouter à un premier argument un autre qui normalement devrait l’exlure;
- la surprise ou l’agacement: faire part de son étonnement ou de son indignation dans une phrase interrogative et/ou exclamative;
- l’imaginaire: s’imaginer une situation et attribuer des rôles imaginaires (comme le font naturellement les enfants dans le cadre d’un jeu).
Accoucher d’une information non confirmée vaut bien un conditionnel, non?
L’emploi qui va retenir notre attention ici est le premier: le conditionnel comme un modalisateur qui sert à nous avertir du faible degré ou degré zéro de certitude de l’action ou situation exprimée par le verbe (qui forme le noyau d’une information énoncée). En d’autres mots, le fait qu’on peut utiliser le conditionnel pour parler d’une information incertaine ou non confirmée.
On parle alors de conditionnel « de la nouvelle incertaine », « de la précaution », « de (la) rumeur », ou encore conditionnel « journalistique », un emploi du conditionnel qui serait commun aux langues romanes. Eh! Avez-vous remarqué? Je viens d’utiliser un conditionnel de la précaution! Pour la simple raison que ce n’est qu’un certain nombre de spécialistes qui affirment qu’on retrouve le conditionnel journalistique dans toutes les langues romanes et que je n’ose donc pas présenter cela comme une certitude établie.
Un titre de presse qui en dit long sur 2 autres facettes de notre conditionnel
Vous voilà capable de dénommer un emploi du conditionnel dont on a cruellement besoin dans un certain type de médias pour lutter contre les « fausses nouvelles » (qui y sont présentées comme vraies utilisant l’indicatif présent). C’est déjà ça.
Regardons maintenant de plus près l’exemple suivant, choisi pour lancer un fil de discussion à propos du conditionnel journalistique dans un forum en ligne dédié au français:
Edward Snowden aurait accepté la proposition d’asile du Venezuela. Ni l’intéressé, ni WikiLeaks, qui a relayé récemment ses propos, n’ont confirmé cette information.
Et voici une réaction dans ce même fil de discussion qui à notre avis justifie de manière tout à fait acceptable l’emploi du conditionnel dans le titre d’article de presse que nous venons de citer:
Les journalistes écrivent souvent au conditionnel quand, pour une raison ou une autre (p.e. une source unique, des sources contradictoires, risque de désinformation — en particulier en rapportant des déclarations d’un intervenant —, pure précaution) ils ne veulent pas s’engager sur la réalité du fait (ce qui d’ailleurs est la valeur de base du conditionnel, le contexte est juste plus propice à son emploi).
Dans le cas présent, la phrase qui suit : « Ni l’intéressé, ni WikiLeaks, qui a relayé récemment ses propos, n’ont confirmé cette information. » suffit à expliquer le conditionnel.
Bien. On peut dire que l’exemple de conditionnel journalistique et le commentaire fournis sur le forum de discussion nous apprennent 2 choses:
- C’est essentiellement un conditionnel « reportatif » ou conditionnel « de reprise »: on l’utilise pour rapporter (reprendre, relayer, transmettre) une information (une nouvelle, des propos) venant de (fournis par) une ou plusieurs autres personnes (témoins, reporters, informateurs, représentants, etc.) ou instances (agences de presse, médias, partis politiques, organisations non-gouvernementales, etc.). Un emploi du conditionnel qui se rapproche pour cela du discours indirect libre en français, un des 3 types de discours servant à rapporter les paroles d’autrui et qui réunit des caractéristiques des 2 autres types, à savoir le discours direct et le discours indirect.
- Mais vous aurez également remarqué que celui qui rapporte les propos d’autrui, à part d’attribuer cette information à cette autre personne ou cet autre organisme, prend aussi ses distances par rapport à cette information (en faisant servir le conditionnel précisément). Et comme l’indique le commentateur cité plus haut pour la réserve qu’exprime le conditionnel employé dans le titre de presse sur Snowden par rapport à la véracité de l’information fournie, un rapporteur peut avoir plusieurs raisons pour se distancier de l’information qu’il rapporte: s’il ne veut pas se prononcer sur la réalité (la véracité) du ou des faits qu’il rapporte, cela peut être purement par précaution (parce qu’il est encore tôt et la nouvelle est toute fraîche et qu’il ne veut pas prendre le risque de désinformer) ou bien parce que ses sources ne sont pas vérifiables, manquent de fiabilité ou ne suffisent pas (très réduites en nombre ou source unique).
Conclusion: un conditionnel qui rapporte et qui peut au besoin communiquer incertitude et non-compromis
Alors, que retenir pour le conditionnel journalistique, finalement? Trois traits essentiels que nous avons mis en relief dans cet article et qui semblent correspondre aux trois valeurs (trois élements de sens, trois traits sémantiques) que l’on associe assez régulièrement au conditionnel de la nouvelle incertaine selon le linguiste belge Patrick Dendale (Université d’Anvers, 1993):
- la valeur évidentielle ou d’emprunt: rapporter les paroles d’une personne ou d’un organisme;
- la valeur modale: attribuer un faible degré ou un degré zéro de certitude à ce qu’on rapporte;
- la valeur aléthique: ne pas vouloir se compromettre au sujet de la véracité de ce qu’on rapporte.
Le chercheur anversois précise que la seule valeur stable (c’est-à-dire, toujours présente quand on recourt au conditionnel de la nouvelle incertaine dans les médias, des publications scientifiques, etc. ) est la valeur évidentielle ou d’emprunt, que nous avons identifiée plus haut comme « reportative » ou « de reprise » et qui consiste à donner clairement à entendre qu’on est en train de rapporter les paroles d’autrui.
La valeur modale d’incertitude (ne pas pouvoir, pour une raison ou une autre, présenter l’information rapportée comme certaine) et la valeur aléthique de non-prise en charge (ne pas vouloir assumer la moindre responsabilité au sujet de la véracité des paroles qu’on rapporte) n’accompagnent pas nécessairement et donc pas systématiquement la valeur de base (ou fondamentale) du conditionnel journalistique: sa valeur évidentielle, c’est-à-dire, reportative. Le conditionnel journalistique, c’est du discours rapporté, et plus particulièrement, du discours rapporté proche du discours indirect libre.
Pour vérifier si vous avez compris
Pour vérifier si vous avez bel et bien compris ce qu’on vient d’expliquer à propos du conditionnel journalistique et pour vraiment intérioriser (faire vôtre) ce concept (ou point de grammaire), faites ce quiz de Wordwall:
Pour aller plus loin comme apprenant de français
Pour découvrir le conditionnel journalistique et son lien avec le discours indirect libre (c’est didactisé, adressé aux apprenants!):
- « Le conditionnel de rumeur », par Jean-Luc Madoré sur son site CheminS faisant, 28/09/2017. L’auteur y présente une fiche en 3 formats (PDF, LibreOffice et Word).
- « Les paroles rapportées: Le discours indirect libre »: fiche de cours mis à disponibilité par Bordas sur son site de soutien scolaire myMaxicours. Définit le discours indirect libre comme une des 3 manières de rapporter les paroles d’autrui (dans un récit, un article de presse, etc.) et liste ce que ce type de discours emprunte à chacun des 2 autres types (le discours direct et le discours indirect, respectivement).
- « Le discours indirect »: fiche proposée sur le site de soutien scolaire québécois Alloprof et qui définit et distingue le discours indirect et le discours indirect libre, avec des hyperliens vers la fiche « Le discours direct » (le 3è type de discours rapportant les paroles d’autrui) et vers une miniRécup assez complète sur « Le discours rapporté ».
Pour approfondir et vous documenter comme (futur) professionnel du français
Pour en apprendre plus sur le conditionnel journalistique (c’est académique, adressé aux spécialistes!):
- « Les énoncés au conditionnel ‘journalistique’: un cas particulier de Style indirect libre? », par Jean-Marie Merle, dans Bulletin de la Société de stylistique anglaise, 2004, Stylistique et énonciation: le cas du discours indirect libre (spécial), pp. 229-248.
- « 2. Le conditionnel journalistique », par Laurent Gosselin, dans son essai Temporalité et modalité, De Boeck Supérieur, 2005, pp. 175-186.
- « L’incertitude à double sens : le conditionnel journalistique et la construction de l’objectivité et de la subjectivité dans les textes journalistiques », par Michael Arrigo, dans Synergies pays riverains de la Baltique, Nº 15 (2021), pp. 35-47.
- « 18. Le conditionnel de « rumeur » ou « journalistique », par Waltraud Weidenbusch, dans l’étude collaborative Manuel des modes et modalités éditée par Gerda Hassler, De Gruyter, 2022, pp. 453-486.
- « La Modalité et le ‘conditionnel de rumeur’ en français et en espagnol », par Axelle Vatrican, dans Modèles linguistiques, XXXI (62) (2010), p.83-94.
- « Le conditionnel de l’information incertaine: marqueur modal ou marqueur évidentiel? », par Patrick Dendale (Université d’Anvers, Belgique), dans Actes du XXe Congrès International de Linguistique et Philologie romanes, Université de Zurich, Tübingen, Francke, 1993, pp. 165-176.
- « Le conditionnel ‘reportatif’ et le rapport entre l’évidentialité, la modalité et la non-prise en charge. Proposition d’analyse nouvelle », par Patrick Dendale (Université d’Anvers, Belgique), texte d’une conférence donnée dans le cadre du cycle « Temps, aspect, modalité, évidentialité: perspectives comparative, cognitive, théorique, appliquée » organisé à l’Université Paris Diderot le 17 et 18 novembre 2016.
- « La découverte du conditionnel reportatif français par les grammaticographes »: projet détude de l’Université d’Anvers (Communauté flamande, Belgique) qui porte sur le traitement, par les ouvrages grammaticaux du français, d’un emploi particulier du conditionnel appelé « conditionnel reportatif », « conditionnel de reprise », « conditionnel journalistique », « conditionnel de la rumeur » etc. et qui est un des deux emplois « épistémiques » du conditionnel français.
- « Le conditionnel d’altérité énonciative et les formes du discours rapporté dans la presse écrite », par Pierre Patrick Haillet, dans Pratiques, nº 100 (décembre 1998), pp. 63-79.
- « Chapter 4. The competition between the present conditional and the prospective imperfect in French over the centuries: First results », par Jacques Bres, Sascha Diwersy et Giancarlo Luxardo (U Paul-Valéry Montpellier 3), dans Tense, Aspect, Modality and Evidentiality. Crosslinguistic Perspectives, par Dalila Ayoun, Agnès Celle et Laure Lansari (éds.), John Benjamins Publishing Company, « Studies in Language Companion Series », Vol. 197 (2018), pp. 65-82.